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John Dos Passos —qui n'avait pas d'origines espagnoles— a visité la péninsule ibérique au début de la Guerre mondiale, quand l'Espagne et les États-Unis étaient neutres. Diplôme de Harvard en poche, il est venu étudier la peinture et l'architecture dans l'Espagne de 1916, ce qui explique que dans ce livre à la fois essai et récit de voyage il soit question de Goya, du Greco, ou de l'Alcazar de Tolède. En juillet de l'année suivante, Dos Passos s'est engagé dans l'armée américaine comme ambulancier ; la guerre finie, le voici de retour en Espagne en 1920.

• Le livre qui en résulte ne fait pas expressément allusion à la vie de l'auteur. Le personnage central est Télémaque, fils d'Ulysse –non cité– et de Pénélope, censée le surveiller « en imagination » : « On aurait pu t'assassiner, dans cette ruelle obscure ! » Télémaque et son ami Lyaeus, autre nom de Bacchus, fréquentent tous les lieux où l'on boit et les tavernes de villages plus souvent que les grands cafés de Madrid. Dans ces aventures de Télémaque ne cherchez pas de référence au livre de Fénelon (1699) mais plutôt au livre de Cervantès : “Rossinante reprend la route” reprend la structure du fameux “Don Quichotte de la Manche”. Les deux Américains, Télémaque et Lyaeus, physiquement dissemblables, arpentent les chemins qui sillonnent l'Espagne et multiplient les rencontres ; entre les chapitres de « conversations au bord de la route », au lieu des contes enchâssés dans l'œuvre de Cervantès, Dos Passos glisse des pages d'essais.

• Chemin faisant, Télémaque et Lyaeus rencontrent des tenanciers de taverne, un ânier sur la route de Motril, ailleurs un cocher affable, à Almorox un boulanger et sa femme, à Illescas un quidam nommé don Alonso, alors que dans les cafés madrilènes la conversation se fait avec un étudiant ou un syndicaliste. Sur la route, au lever du jour, ils font des rencontres comme celle-ci :

« Devant eux, jetant de gigantesques ombres bleues sur les labours, deux hommes chevauchaient, l'un montant un âne et l'autre un cheval. Ce dernier, un cheval gris ensellé, avançait au petit trot en balançant sa queue effilochée. Son cavalier, qui se tenait droit sur la selle, était coiffé d'une étrange coiffe à visière. Il portait sur l'épaule une longue tige de bambou qui, dans le soleil, projetait une ombre semblable à celle d'une lance. L'autre homme était rond comme une boulette et il chevauchait sa monture avec les pieds en dehors. »

Si ce livre que le public français n'a découvert qu'en 2005 peut laisser sur sa faim le lecteur imaginant découvrir un pittoresque “Voyage en Espagne” à la manière de Théophile Gautier, il donne, comme un arrêt sur image, le portrait de l'Espagne vers 1920, un pays travaillé par les questions sociales, au prolétariat marqué par une tradition anarchiste et à l'écoute de la révolution russe de 1917, un pays où la question agraire, en Andalousie surtout, est sur le point d'exploser sans attirer l'attention des clients des cafés chics de la capitale.

« Mais, intervint Télémaque, la plupart des intellectuels que j'ai rencontrés à Madrid semblaient attendre les progrès techniques tels que le métro avec une très grande impatience. Visiblement, pour eux, les distributeurs automatiques vont transformer la vie quotidienne en paradis. »

Par la bouche de don Alonso l'auteur désapprouve cette « entreprise de banalisation européenne » qui fera perdre à l'Espagne son originalité, sa typicité, ce “castizo” que le théâtre de Jacinto Benavente recherchait chez le madrilène.

• Entre les récits picaresques, les essais apprennent aux lecteurs américains —dès 1922— ce qu'il en est de la culture espagnole au début du XXème siècle : c'est la « génération de 1898 ». « Il existe en Espagne des romanciers comme Baroja, de essayistes comme Unamuno et Azorín, des poètes comme Valle-Inclán et Antonio Machado... mais je suppose que la gloire de l'auteur des “Quatre Cavaliers de l'Apocalypse” va rejaillir sur eux. » Car la popularité majeure est celle de Blasco Ibáñez dont Dos Passos n'aime pas vraiment « les idées fumeuses » bien qu'il reconnaisse son mérite quand il aborde les questions sociales dans son roman “La Barraca”.

« On y suit une famille de paysans qui, malgré l'opposition du village, reprend une terre laissée vacante depuis que son propriétaire a été tué sur une route isolée, plusieurs années auparavant, par le chef de la famille de fermiers qui la cultivaient depuis des générations et qu'il venait d'expulser. Blasco Ibáñez décrit avec beaucoup d'émotion la lutte de ces paysans contre leurs voisins et le morceau de bravoure est une magnifique et sanglante scène de fusillade dans un fossé d'irrigation. Il nous offre de nombreuses descriptions des coutumes locales, comme le Tribunal de l'Eau, qui siège une fois par semaine sous l'un des portails de la cathédrale de Valence pour régler les conflits concernant l'irrigation. Un peu artificiel, certes, mais intéressant. Il n'en reste pas moins que déjà, à ce stade précoce de son œuvre, on sent que la formule “vulgarisation populaire” prend toute sa signification. Valence est vulgarisée au profit du monde entier. Le prolétariat est vulgarisé au profit des gens qui achètent des romans. »

Dos Passos veut édifier le lecteur américain, le mettre en garde contre « ces excellents produits typiques de l'Espagne que sont la violence, le soleil, le sang, la volupté et la mort ». Ainsi cet essai littéraire est-il le manifeste d'une œuvre romanesque en gestation — il annonce “Manhattan Transfer” — qui sera publié aux Etats-Unis seulement trois après “Rossinante reprend la route » ! — et tous les titres qui feront la célébrité de Dos Passos écrivain de gauche et romancier social, du moins jusqu'en 1939. Mais dans l'Amérique victorieuse de 1920 c'est encore un défi : « Quelle est donc la nouvelle mission de Don Quichotte en ce monde ? Crier, crier dans le désert. »

« Ce dont nous avons besoin, poursuivait Dos Passos, c'est d'une écriture caustique, acérée, d'une écriture suffisamment riche en ferments pour faire lever l'édulcorant qu'est devenue notre conscience nationale sous l'effet combiné des idéaux de l'homme au fauteuil tournant et du puritanisme avarié. »

• Tous comptes faits, “Rossinante reprend la route” est un rappel culturel qui va du “Romancero del Cid” et du poète mystique Ramón Lüll qui ont marqué le XIIIe siècle à l'enterrement du romancier réaliste Pérez Galdós en janvier 1920, un témoignage vivant sur la société espagnole à la veille d'une révolution — « Personne ne peut dire quand va se produire l'explosion finale », et surtout un programme littéraire qui mènera son auteur à la trilogie “U.S.A.”

• John Dos Passos. “Rossinante reprend la route”. Traduit par Marie-France Girod. Grasset, 2005, 255 pages.

 

John Dos Passos : Rossinante reprend la route
Tag(s) : #LITTERATURE ETATS-UNIS, #ESPAGNE
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