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Après Le gourou sur la branche, Kiran Desai nous offre ici un roman beaucoup plus ambitieux, qui se déroule à la fois dans le nord de l'Inde et à New York : le choc des cultures en est donc un des éléments déterminants, mais aussi le contexte post-colonial.

 

• Quatre personnages principaux. Le roman est centré sur le foyer d'un juge à la retraite, Jemubhai Patel, qui a élu domicile dans une vaste demeure édifiée jadis par un Anglais, à Kalimpong au pied du mont Kanchenjunga. Veuf, il vit dans ses souvenirs et reporte toute son affection sur une chienne de race, Mutt. Le juge hindou a fait des études de droit en Angleterre ; il a ainsi été l'un des premiers Indiens à rejoindre la fonction publique, des années avant l'Indépendance. Sa fille et son gendre étant décédés accidentellement, il se retrouve responsable d'une unique petite-fille : Sai. Celle-ci rejoint la maison du grand-père à seize ans, après des études interrompues dans un collège religieux. Elle est attirée par l'étudiant qui lui donne des leçons de mathématiques et le grand amour n'est pas loin mais il sera brisé par la politique. Entre ses leçons elle commence à s'ennuyer ferme. Troisième personnage principal bien que jamais nommé par son patronyme, le cuisinier qui a suivi le juge dans toute sa carrière —et l'a servi avec un style tout colonial. Enfin, son fils Biju qui a cru au mythe de l'Amérique, émigré clandestin sans carte verte ni qualification ; il s'échine comme simple cuistot scandaleusement exploité dans divers restaurants de Manhattan — avant de rentrer au pays. 

 

• L'intrigue est fondée sur l'interaction entre ces personnages et une insurrection locale en 1986. Le récit est agencé de telle sorte que des épisodes se déroulant à New York s'intercalent dans le cours de l'histoire de Kalimpong, quand « dans cette région où l'Inde se fondait dans le Bhoutan et le Sikkim » éclatent des troubles nationalistes du fait de la minorité indo-népalaise, à laquelle justement appartient Gyan le précepteur de Sai. Des insurgés en quête d'armes viennent piller la maison du juge et s'emparer de vieux fusils. Quand la nouvelle de ces troubles parvient à Biju, celui-ci inquiet pour son père, décide de rentrer. Avec les troubles, la vie de la communauté qui gravite autour du juge est bousculée. La grande histoire casse l'histoire d'amour de Sai et de Gyan quand la jeune fille découvre que son précepteur pactise avec ceux qui sont venus voler chez elle.

 

• Le titre est explicite. L'héritage du juge est menacé dès les premiers chapitres avec l'irruption des activistes népalais mi-brigands mi-guérilleros. Ils ne se limitent pas à voler quelques vieilles pétoires. De plus, le mélange de la mousson et du climat de montagne est rude pour l'habitation qui se dégrade. Perte matérielle aussi pour Biju qui se fait détrousser en arrivant au pays. Mais si la perte est d'abord au plan matériel, l'essentiel est ailleurs.

Ceux des Indiens qui ont hérité d'une éducation britannique se reconnaissent de plus en plus mal dans ce pays qui n'est pas un État-nation, il s'en faut de beaucoup. Pour tenter maintenir l'ordre ancien ils fréquentent la bibliothèque du Gymkhana Club riche de littérature anglaise et de vieilles revues britanniques. Leur éducation était un subtil dosage de deux traditions. « Tout ce que Sai avait retiré de cet enseignement [des sœurs catholiques] s'était niché entre les contradictions, et les contradictions elles-mêmes avaient été ingérées. Le Lochinvar de Walter Scott et Tagore, l'économie et la morale, la danse écossaise en kilt et celle de la moisson du Pendjab en dhoti, l'hymne national en bengali et une devise latine banderole en travers de leur poche de blazer, ainsi que sur l'arche qui surmontait l'entrée du couvent : “Pisci tisci episculum basculum.” Ou quelque chose du même genre. »

Cette petite élite anglophone copie les coutumes anglaises, cultive la nostalgie de ce qu'on peut acheter à Londres et des marques européennes, et finit par se retrouver dans une position inconfortable. L'ancien Raj a éclaté en 1948 et la désintégration n'est pas arrêtée. Les passions nationalistes se déploient dans l'Inde post-coloniale ; le multiculturalisme tranquille est un mythe. Le nationalisme passe d'un adversaire à un autre. Le père Booty, un religieux suisse qui avait ouvert une laiterie et produisait du fromage, est expulsé sous prétexte que ses papiers ne sont plus en règle et que son fromage n'est pas une tradition locale. L'élite bengalie regarde de haut les Népalais, « cette foule dépenaillée ». Face à l'idéal de l'Union se dressent de multiples dangers. « Le pays, remarqua Sai à la lecture des journaux, était en train de craquer aux coutures : la police débusquait des activistes dans l'Assam, le Nagaland et le Mizoram ; le Pendjab était à feu et à sang depuis la mort d'Indira Gandhi en octobre de l'année précédente ; sans compter ces sikhs avec leurs kanga, kachha, etc., qui voulaient toujours ajouter un sixième k à leur liste, celui du Khalistan, un pays à eux où ils pourraient vivre en paix avec leurs cinq autres k. » (page 209). Les frontières de l'Union remontent au temps des Anglais ; elles ne conviennent plus. On cancane dans les salons de Kalimpong : « Ils ne sont vraiment pas doués pour le tracé des frontières, ces foutus Anglais » — « Ils manquent d'entraînement, forcément ils n'ont que de l'eau tout autour, hi hi hi ».

La perte n'est pas seulement une mue identitaire, avec l'abandon de la britishness ; elle se présente comme un recul de civilisation. Il suffit de comparer les deux cuisiniers. Le cuisinier du juge avait des connaissances culinaires poussées. Il l'a servi comme un prince. Son fils Biju n'a pas eu de formation ; il trime dans des restaurants minables que les autorités sanitaires doivent fermer. Il ne découvre pas New York et encore moins l'Amérique. Quant à Sai, elle se demande si elle est condamnée à faire sa vie dans ce bled au pied de l'Himalaya...

• Ce roman plutôt désenchanté voire pessimiste intéressera des lecteurs qui cherchent dans la littérature indienne autre chose que le bling-bling de Bombay. On y découvre une Inde moins connue que celle des villes du Gange, une Inde éloignée des métropoles. Rien d'un scénario rose pour une comédie musicale version Bollywood !

 

Kiran Desai. La perte en héritage. Traduit de l'anglais (Inde) par Cl. Et J. Demanueli. Editions des 2 Terres. 2007, 614 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE ANGLAISE, #INDE
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